18 août 2013

Parlure philo avec une nonagénaire

Amusante cette photo. Une seconde prison expulsée de la prison initiale.
Et là encore, nous ferons du temps – plus de 9 mois, peut-être 90 ans…

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Hier, ma mère et moi étions assises au jardin du foyer d’accueil.
[Entretien rapporté tel quel, dans l'ordre, avec ses mots exacts; décousu, mais il y a un fil conducteur…]

– J’ai donné mes deux derniers gâteaux à mon voisin; le pauvre, il n’a jamais de visite…

– T’as bien fait, c’est gentil! 

– C’est vrai. Plus on donne, plus on reçoit, non?

– Oui… 

À chaque fois que je la vois, elle me pose la même question :
– Comment se fait-il que je n’ai pas de nouvelles de mes frères et sœurs ni de ton père? Où sont-ils? 

À chaque fois je lui réponds la même chose :
– Ils sont tous morts depuis longtemps; tu es la dernière survivante de toute la compagnie – ta famille et celle de papa.

À chaque fois elle tombe en bas de sa chaise.  
– C’est vrai? Je croyais qu’ils ne voulaient pas me voir et que tu ne parlais pas d’eux pour éviter de me faire de la peine. Je n’en reviens pas, ils sont tous morts? Est-ce que j’étais là quand ils sont morts?

– Oui. Tu ne te souviens pas? Tu ne vois pas d’images?

– … Non, rien. Comme ça, ils sont tous morts? Je le réalise là. Ce sont tous des inconnus ici. Alors, qu’est-ce que je fais ici?

– À quoi penses-tu quand tu es éveillée, t’as aucun souvenir? 

– Non, je n’y arrive pas; j’ai tout oublié. Parfois quelque chose survient, mais ça s’enfuit tout de suite. Alors, je ne pense qu’à la routine, à ce qu’il faut faire de moment en moment.

– C’est peut-être mieux comme ça. À quoi sert de vivre dans le passé ou le futur de toute façon?

– T’as bien raison, ça rend triste. Mais qu’est-ce que je fais ici? 

– Rien de spécial. Comme tout le monde. Depuis que j’ai cessé de me demander ce que je fais ici, je me porte mieux.

– Quand je vois tous les beaux arbres et les fleurs, ça me donne le spleen.

– Pourquoi?

– Je ne sais pas. C’est trop beau, ça me donne le spleen.

– Pourquoi tu ne te réjouis pas du spectacle pendant qu’il est là? Tu auras encore le spleen quand il n’y aura plus de feuilles ni fleurs… Tout peut être triste ou joyeux, ça dépend de notre façon de voir les choses.

– Je vais y penser. Mais je trouve que la vie ne sert à rien, elle n’a pas de sens.

– Le philosophe Joseph Campbell disait «la vie n’a aucun sens, sauf celui que vous lui donnez». Ça te dit quelque chose?

– Pas fou. Le sens que je donne à la vie, c’est la présence de ceux qu’on aime. S’ils ne sont plus là, c’est triste et ça ne vaut pas la peine. Mais au moins tu es encore ici. Merci. 
[Câlins]

– Dieu, la foi, la religion, je n’y crois plus. J’ai l’impression d’avoir prié toute ma vie pour rien. Mais peut-être que tout aurait été pire si je n’avais pas prié? Mais c’est fini maintenant.

– Ben, si la religion rend meilleur, pourquoi s’en priver?

– Ouais… t’as raison. Mais je ne crois plus.

J’allonge les jambes sur la chaise en face.
– T’as des belles jambes.

– Euh…

– C’est vrai, t’as de belles jambes, la forme...

Elle tripote ses bras et son cou.
– Regarde toute cette peau plissée qui pend. À quoi ça sert? C’est horrible, elle va finir par tomber jusqu’à terre…

– Oui, je pense qu’elle va tomber avant toi…!
[Grand éclat de rire simultané]

J’approche mon avant-bras pour qu’elle le voie de près.
– Regarde, ça commence à plisser.

– Oui, c’est comme ça que ça commence.
[Rires]

– Oh regarde, c’est un chat?

– Non, c’est un écureuil.
(Certains écureuils sont si gros maintenant, que de loin on peut les prendre pour des petits chats…)

– Je voudrais avoir un chat; un petit chat tout noir.

– C’est impossible ici. Ça demande des soins, et tu ne pourrais pas t’en occuper.

– T’as bien raison. Et il pourrait déranger les voisins.

– T’as tout compris. Mais tu vois régulièrement un petit chien en zoothérapie, non?

– Oui. J’aime vraiment ça quand il vient.

Et nous sommes retournées admirer les fleurs avec attention, une par une, dans la joie du moment présent. J’ai pris plein de photos que je lui imprimerai comme aide-mémoire… Et la prochaine fois, nous aurons sensiblement la même conversation. Au début ça m'agaçait de répéter toujours les mêmes affaires. Maintenant, ça ne me dérange plus – il se passe la même chose dans ma fichue tête. Alors...   

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