15 juin 2015

L’art de duper

Pour se laisser duper, il faut d’abord se duper soi-même.

Jean Cocteau, Portrait les yeux bandés

La première et la dernière liberté
Par Krishnamurti (1895-1986)
Traduction de Carlo Suares 
Préface d’Aldous Huxley
Éditions Stock; 1954

Chapitre XVIII
Se duper soi-même

(p. – 126-131)

Je voudrais examiner les façons qu’a l’esprit de se leurrer et les illusions dans lesquelles il se complaît, qu’il s’impose et qu’il impose aux autres. C’est une question très sérieuse, surtout dans l’état de crise où le monde se trouve en ce moment. ... L’étudier au niveau verbal n’aurait aucun effet. Nous nous satisfaisons trop volontiers de mots, et étant des experts en expressions verbales, toute notre action consiste à espérer que les choses s’arrangeront. Les explications que d’innombrables historiens et théologiens nous donnent des guerres et de leurs origines ne les empêchent pas de se produire, de plus en plus destructrices. Aussi, les personnes réellement désireuses d’agir, doivent introduire une révolution essentielle en elles-mêmes. C’est là le seul remède qui puisse apporter à l’humanité une rédemption durable, fondamentale. ... Nous devrions nous observer pendant que nous pensons et agissons, voir comment nous affectons les autres, et quels sont nos mobiles personnels. 
       Pour quelle raison fondamentale sommes-nous nos propres dupes? Combien parmi nous sont vraiment conscients de cette tricherie? ... Savons-nous que nous nous supons? C’est important de le savoir, car plus nous prolongeons notre erreur, plus elle acquiert d’intensité. Elle nous confère une certaine vitalité, une certaine énergie et la capacité de l’imposer à autrui. Ainsi, graduellement, nous nous prenons à ce jeu et y entraînons les autres. Il y a là un processus de tromperie réciproque. En sommes-nous conscients? Nous nous croyons capables de penser très clairement et objectivement; est-ce que nous rendons compte que cette façon de penser abuse nos esprits? 
       La pensée elle-même n’est-elle pas la recherche d’explications et de justifications en vue de notre sécurité et de notre protection personnelles, comportant le désir d’acquérir l’estime des autres, une situation, du prestige, du pouvoir? Ce désir d’être, socialement ou religieusement, n’est-il pas la raison même pour laquelle nous nous dupons? Dès l’instant que je veux autre chose que les nécessités purement matérielles de la vie, est-ce que je n’engendre pas en moi-même l’état d’esprit de dupe? ... 
        ... Nous devons nous purger l’esprit de notre espoir, de notre désir de survivance, et du désir même de savoir ce qu’il y a de l’autre côté. Car l’esprit est constamment en train de chercher une sécurité dans l’espoir de survivre; il veut trouver le moyen de s’accomplir dans une existence future. ... Ce qui est important, c’est notre façon d’aborder un problème, et les impulsions, les désirs qui nous animent. 
       Le chercheur s’impose sa propre illusion : nul ne peut faire cela pour lui, c’est lui seul qui le fait. Nous créons notre illusion et en devenons esclaves. Le facteur fondamental de ce processus est notre constant désir d’être quelque chose, dans ce monde ou dans l’autre. Nous en connaissons l’effet dans ce monde : c’est une confusion totale où chacun de nous est en lutte avec les autres, où l’on se détruit au nom de la paix. Vous connaissez les ruses de ce jeu. C’est une extraordinaire façon de nous mentir à nous-mêmes. Et, de même, nous voulons une sécurité et une situation dans l’autre monde. 
       Nous commençons à tricher dès que nous avons cette soif d’être, de devenir, de nous accomplir. C’est un des problèmes fondamentaux de notre existence. Est-il possible de vivre en ce monde et de n’être rien? Alors seulement serions-nous affranchis de toute illusion. Car l’esprit ne serait pas en quête d’un résultat, l’esprit ne chercherait pas une réponse satisfaisante, l’esprit ne s’abuserait pas lui-même par des justifications, l’esprit ne serait pas avide de sécurité. Et cela peut se produire s’il se rend compte des résonances et des subtilités de ses illusions. Il abandonne alors, par l’intelligence qu’il en a, toute forme de justification et de sécurité, ce qui veut dire qu’il devient capable de n’être absolument rien du tout. Est-ce possible? 
       Tant que nous nous mentons à nous-mêmes, sous quelque forme que ce soit, il ne peut pas y avoir d’amour. Tant que l’esprit est capable de créer et de s’imposer une illusion, il se sépare de toute compréhension collective ou intégrée. C’est évident; et c’est encore une de nos difficultés, que nous ne sachions pas coopérer. Tout ce que nous savons c’est essayer de travailler ensemble pour un but commun. ... Ce qui est important, c’est de nous rendre compte que la coopération n’est possible que lorsque vous et moi désirons être rien du tout. Lorsque vous et moi désirons être quelque chose, les croyances, les projections d’utopies et toute la gamme des illusions deviennent nécessaires. Mais si vous et moi créons anonymement sans nous leurrer quant à nos intentions, sans les barrières des croyances et des connaissances, sans le désir de sécurité, il s’établira une vraie coopération. 
       ... Supposons que vous et moi mettions au point un projet et que nous travaillons ensemble à le réaliser. Nos facultés intellectuelles coopèrent évidemment, mais émotionnellement il se peut que tout notre être soit en état de résistance et que nous soyons par conséquent en conflit. C’est un fait facile à observer dans notre vie quotidienne : nous pouvons convenir de réaliser quelque chose, mais inconsciemment, profondément, nous serions ennemis, car je voudrai un résultat qui me donnera de la satisfaction, je voudrai dominer, que mon nom soit cité avant le vôtre, etc. Ainsi vous et moi, les créateurs de ce projet, nous nous opposons en fait l’un à l’autre. 
       ... Nous serait-il possible de coopérer profondément, de communier, de vivre ensemble dans un monde où vous et moi ne serions rien du tout? C’est un de nos problèmes, peut-être le plus important. Je m’identifie à un but à atteindre et vous vous identifiez au même but; cette façon de penser est bien superficielle, car elle engendre la division. Ainsi nous prêchons tous deux la fraternité comme but; vous vous identifiez à cette idée en tant qu’Hindou et moi en tant que Catholique, et nous nous sautons à la gorge. Pourquoi? Inconsciemment et profondément vous avez vos croyances et moi les miennes. En parlant de fraternité nous n’avons pas résolu tout le problème des croyances, nous n’avons fait que tomber d’accord théoriquement et cérébralement sur la nécessité de le résoudre, mais profondément nous sommes ennemis. 
       Tant que nous ne ferons pas disparaître ces barrières qui nous abusent, qui nous donnent une certaine vitalité, il ne pourra pas y avoir de coopération entre vous et moi. L’identification avec un groupe, avec une idée, avec un pays, ne produira pas de coopération. 
       Au contraire, toute croyance divise. Nous voyons comment les partis politiques s’opposent l’un à l’autre. Chacun d’eux, ayant sa méthode pour résoudre les problèmes économiques, est en guerre contre les autres. Ils ne prennent pas la décision de combattre la famine, par exemple, mais se battent entre eux pour faire triompher des théories censées devoir mettre fin à la famine. Le problème lui-même, ils ne s’en soucient guère; ce qui les intéresse, c’est la méthode à employer pour le résoudre. Ils sont donc en conflit, chacun se souciant plus de son idée que du problème commun. De même, les personnes dévotes sont en conflit l’une avec l’autre, tout en proclamant – en paroles – la vie une, Dieu et le reste. Intérieurement, leurs croyances, leurs opinions, leurs expériences sont en train de les détruire et de les séparer de leurs semblables. 
       L’expérience devient un facteur de division dans nos relations humaines : l’expérience est une des voies de l’illusion. En effet, j’ai vécu une centaine et je m’y accroche; je ne vais pas profondément dans tout le problème des expériences vécues, mais parce que j’ai vécu une certaine expérience, cela me suffit, je m’attache à elle et elle devient par conséquent une illusion que je m’impose. 
       Notre difficulté est que chacun de nous est si identifié à une certaine croyance à une façon – ou à une méthode – particulière d’instaurer le bonheur spirituel ou matériel que nos esprits en sont captifs et qu’il nous est donc impossible d’entrer plus profondément dans le problème. Il en résulte que nous désirons demeurer isolés dans nos chemins individuels, dans nos croyances et nos expériences. Tant que nous ne les dissoudrons pas par la compréhension que nous en avons (non seulement au niveau le plus à fleur de notre conscience mais aussi dans notre conscience la plus profonde) il n’y aura pas de paix dans le monde. Voilà pourquoi il est si important que ceux qui sont réellement déterminés comprennent la totalité du problème que pose le désir de devenir, de réussir, d’obtenir, le comprennent non seulement à sa périphérie mais fondamentalement, profondément, faute de quoi il n’y aura jamais de paix dans le monde. 
       La vérité n’est pas quelque chose qui peut s’acquérir. L’amour ne peut pas venir à ceux qui ont le désir de le posséder ou qui voudraient s’identifier à lui. Mais il peut se produire lorsque l’esprit ne cherche pas, lorsqu’il est complètement tranquille, lorsqu’il ne crée plus des mouvements et des croyances sur lesquelles il puisse s’appuyer ou dont il tire une certaine énergie, symptôme de ses illusions. Et l’esprit ne peut être ainsi immobile que lorsqu’il comprend le processus du désir. Lorsqu’il n’est plus en mouvement pour être ou pour ne pas être, il rend possible l’existence d’un état dépouillé de toute duperie.

Complément d'intérêt :

 
Krishnamurti. Ou l'insoumission de l'esprit
Par Zéno Bianu
 
Date de parution 15/05/2015
Sciences humaines (H.C.)
Éditions du Seuil
 
Rares sont les voix qui ne cherchent pas à endormir l'inquiétude, qui affrontent au plus près l'inconfort d'exister. Qui nous parlent de nous, non pas tels que nous devrions être, mais tels que nous sommes - sans jamais voiler notre énigme.
 
Krishnamurti (1895-1986), c'est avant tout la force d'une parole juste, vivante, splendidement insoumise. Parole de haute désobéissance, qui marque les limites du savoir et invite à un bouleversement total du mode d'être.
 
Que serait une nouvelle présence au monde, Une liberté parfaite? Une sagesse de l'instant? Un amour infini? Et - risquons-le - une terre un peu plus fraternelle? C'est pour creuser, hanter ces questions que ce livre a été écrit.
 
Ni biographie ni étude, mais essai, au plein sens du terme. Attentif à restituer Krishnamurti dans sa lucidité fulgurante, hors normes. Attentif à ne jamais séparer la vie spirituelle de la vie quotidienne. Attentif à notre présent vivant - à notre émerveillante banalité.
 
On ne sait si le siècle qui vient sera métaphysique, mais pour ne pas mourir, il devrait être krishnamurtien.
 
Z.B.
 
Zéno Bianu
 
Né en 1950 à Paris, a publié plusieurs ouvrages de poésie, du Manifeste électrique (1971) à Fatigue de la lumière (1991), adapté des auteurs baroques (Lope de Vega, Marlowe) pour l'Odéon-Théâtre de l'Europe, et traduit nombre d'œuvres dans le domaine des mystiques orientales.
 
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Autres :

Le discours politique (Parler pour ne rien dire, par Raymond Devos) :  
http://situationplanetaire.blogspot.ca/2015/06/le-discours-politique.html

L’art de persuader : http://artdanstout.blogspot.ca/2015/06/lart-de-persuader.html

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