21 juin 2017

Les oiseaux ne savent plus voler

En fait l’histoire qui suit est celle de tous les peuples colonisés par les grandes puissances. Et l’histoire se répète encore et encore sur tous les continents...

WAZOS ÉTONNÈRES de Christine Sioui-Wawanoloath 
Photo : Tiré de TicArtToc #8. Artistes et penseurs autochtones remplissent les pages du huitième numéro de TicArtToc, une revue consacrée à «la diversité dans les arts et la culture à Montréal», lancée cette semaine par Diversité artistique Montréal (DAM).
http://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones

La légende des oiseaux qui ne savaient plus voler
Christine Sioui Wawanoloath (1)

[Extrait] 

Au début, les oiseaux verts les avaient laissés faire. Ils avaient même offert aux oiseaux jaunes de les aider. Ils voulurent également leur apprendre à voler car, d’après leurs enseignements, tous les oiseaux étaient égaux et libres et devaient cohabiter en paix. Les oiseaux jaunes ne voulaient pas voler. Tout ce qu’ils voulaient, c’était rapporter le plus de feuilles possible au continent jaune. Lorsqu’ils virent que les oiseaux jaunes venaient de plus en plus nombreux et qu’ils décimaient les arbres, les oiseaux verts comprirent qu’il y avait du danger à les laisser occuper leur continent.
     Les oiseaux verts essayèrent de repousser les oiseaux jaunes. Ce fut peine perdue. Les oiseaux jaunes étaient bien trop armés avec leurs filets et leurs esclaves volants. Des milliers d’oiseaux verts moururent aux champs de bataille. D’autres succombèrent aux maladies apportées par les oiseaux jaunes, maladies qu’ils ne pouvaient pas guérir par leurs plantes. À cela s’ajouta la famine quand leurs réserves de vivres étaient saccagées. Un groupe d’oiseaux verts s’enfuit vers le nord, au-delà des montagnes. 
     Après de longues années, la paix fut rétablie. La défaite des oiseaux verts était complète. Dorénavant, les oiseaux jaunes formaient un groupe bien supérieur en nombre à celui des oiseaux verts. Néanmoins, les oiseaux jaunes leur laissèrent encore la possibilité de vivre plus ou moins comme ils l’avaient toujours fait.
    Mais rien n’était plus comme avant pour les oiseaux verts. Au contact des oiseaux jaunes, leur mode de vie avait considérablement changé. Par exemple, les oiseaux jaunes leur avaient envoyé les Jaunes Meilleurs qui étaient les gardiens de la croyance de Jaune Suprême. Les Jaunes Meilleurs étaient chargés d’apprendre aux oiseaux verts qu’il était fou de croire en deux Créateurs. Ils affirmaient que les compagnes devaient se limiter à pondre des œufs en silence. De plus, ils disaient que tous devaient obéir et être soumis au représentant Jaune Brillant, l’empereur qui veillait à leurs besoins et qui déciderait de tout pour eux. 
     Les oiseaux verts avaient terriblement souffert au cours des interminables guerres contre les oiseaux jaunes. Ils avaient perdu, entre autres, la joie de vivre qui les caractérisait si bien par leurs chants et leurs danses dans le ciel. Les grands sages, mâles et femelles, avaient succombé depuis longtemps aux maladies et surtout, à la peine qu’ils avaient eue de ne pas avoir réussi à garder la paix. Les enseignements des Créateurs avaient plus ou moins péri avec eux. Maintenant, les oiseaux verts s’en souvenaient à peine. Quant aux chants et aux danses, les Jaunes Meilleurs les avaient formellement interdits sous peine de la corde à patte, un châtiment qui avait pour but de retenir un oiseau prisonnier au sol. 
     La vie des oiseaux verts se limitaient donc à faire l’échange de fruits et de feuilles décoratives que convoitaient les oiseaux jaunes. Bientôt, on ne put trouver ces denrées que dans les endroits les plus reculés du continent. Comme les oiseaux verts étaient les seuls à connaître le territoire et comme ils apportaient des fruits et des feuilles décoratives aux oiseaux jaunes, ceux-ci les laissèrent relativement libres de circuler partout. 
     En échange des marchandises tant convoitées, les oiseaux jaunes donnaient aux oiseaux verts des petites fleurs roses sucrées et séchées que l’on nommait les karies. Celles-ci poussaient en abondance sur le continent bleu. Les oiseaux jaunes donnaient aussi aux oiseaux verts de petites graines noires, le bribri, qui poussaient en abondance sur le continent jaune. Une fois avalées, ces petites graines produisaient un effet hilarant. Ceux qui en prenaient se sentaient soudainement très joyeux. Ils en prenaient donc davantage. Cependant, le bribri consommé en trop grande quantité produisait l’effet contraire. Les oiseaux devenaient tristes, puis coléreux et soupçonneux. Ils finissaient généralement par se battre entre eux à coups de griffes et de becs. On assistait alors à «la grande volée». Les plumes volaient partout et certains en sortaient très amochés et même handicapés par la perte d’un œil ou d’une aile à jamais brisée. 
     Les compagnes avaient gardé leur bon sens, mais elles devaient toujours rester au nid pour prendre soin des poussins. Quand elles essayaient de raisonner avec les oiseaux mêles à propos de leur comportement, ils se moquaient d’elles. Les mâles rappelaient à leurs compagnes qu’elles n’avaient rien à dire et qu’elles devaient se contenter de pondre et de faire le nid. D’ailleurs, les oiseaux jaunes qui s’occupaient de troquer la marchandise ne le faisaient qu’avec les oiseaux verts mâles. Ceux-ci avaient donc le contrôle sur tout. Il était loin le temps où les oiseaux verts, mâles et femelles, vivaient ensemble en harmonie se relayant pour couver les œufs et pour aller chercher la nourriture. Désormais, les femelles devaient attendre que le mâle rapporte la nourriture au nid. Elles se consolaient un peu en croquant les karies sucrées et, comme elles ne bougeaient pas beaucoup, elles se mirent à engraisser. 
     Cette période de liberté contrôlée ne devait pas durer pour les oiseaux verts. Le continent jaune devenait surpeuplé et les oiseaux jaunes immigraient massivement vers les continents vert et bleu à la recherche d’espace et de nourriture. Au fur et à mesure qu’ils occupaient un continent, ils apprenaient à se débrouiller et à l’explorer. Bientôt, ils commencèrent à faire eux-mêmes le troc des marchandises. Les oiseaux jaunes n’avaient donc plus besoin des oiseaux verts pour le commerce. 
     Les oiseaux verts pouvaient toujours voler, mais de moins en moins bien. L’art de la danse et du chant ne se perpétuait plus chez eux depuis longtemps. Cependant, il leur restait toujours la liberté de voler. Mais cela énervait le représentait de Jaune Suprême et les Meilleurs. Ils pensaient que voler était dégradant pour les oiseaux évolués et qu’il fallait réprimer cette pratique chez les oiseaux verts. Ils décidèrent d’inventer une loi spéciale pour eux. Désormais, ils devaient se couper les plumes de vol sous peine de la corde à patte s’ils ne le faisaient pas. Cela leur donnerait, disait la Loi, l’avantage et le privilège d’être égaux aux oiseaux jaunes qui avaient aboli depuis longtemps cette coutume barbare de voler comme des oiseaux primitifs. 
     De plus, pour assurer leur bien-être et leur sécurité, ils devaient habiter dans un enclos. Dorénavant, seuls les mâles pouvaient en sortir pour rapporter la nourriture qui poussait au ras du sol et seulement sous surveillance. S’ils avaient des surplus, ils pouvaient les échanger librement contre des karies et contre des graines de bribri. En réalité, les oiseaux jaunes voulaient cacher les oiseaux verts et les enfermer dans des enclos afin que tout le continent leur appartienne. 
     Les oiseaux verts essayèrent de s’adapter à leur nouvel environnement du mieux qu’ils purent. Mais ils n’étaient pas heureux. En fait, leur seul bonheur était de se faire raconter par les plus âgés de très vieilles histoires qui relataient que leurs ancêtres pouvaient voler dans le ciel. Les oiseaux verts ne croyaient pas que c’était vraiment possible. Après plusieurs générations, ils n’avaient plus besoin de se couper les plumes de vol. Leurs ailes s’étaient atrophiées par un manque général d’exercice. De toute façon, ils ne savaient pas à quoi pouvaient bien servir des ailes. Néanmoins, ils étaient fascinés par ces récits de la liberté qu’auraient eue leurs ancêtres.

(Dépasser la violence. Précédé de La Légende des oiseaux qui ne savaient plus voler, Montréal, Femmes autochtones du Québec, 1995, p. 13-18)

Source : Littérature amérindienne du Québec / Écrits de langue française; Maurizio Gatti, Bibliothèque Québécoise, octobre 2009

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(1) Née à Wendake (Village Huron) en 1952, Christine Sioui Wawanoloath est Wendat par son père et Abénaquise pas sa mère. Peintre et illustratrice, elle vit à Odanak (Centre du Québec). Elle a inventé cette légende, pour décrire, dans un style allégorique, comment est née la violence dans un monde peuplé d’oiseaux, plutôt que de proposer un ouvrage résumant des centaines d’années d’histoire. Cette transposition dans le monde des oiseaux permet au lecteur de réfléchir avec recul à la condition amérindienne actuelle.

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